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9eme journal

Rester en ligne? Sortir du rang?
24 ans et demi passé, j'étais encore une jeune fille sage: pour combien de temps?


Continuer à lire jusque fin, il y a encore de la suite jusque oct 1958 pour le moment, même si les liens ne sont pas visibles encore toutes ci-dessus. Ensuite lire Retro-blog pour le moment pour continuer, septembre 2006 en Retro blog contient le début de la suite.

Ensuite, pour le moment allez voir, mais je vais compléter petit à petit celle-ci, au moins jusque mon départ de la Roumanie, en 1960:
Retro-blog


Rester en ligne?

Rester en ligne? Sortir du rang?

Rester en ligne, sortir du rang, les deux sont difficiles. Obéir à ses parents ou devenir indépendante, décider pour soi même. Respecter les règles de bonne conduite, se comporter comme une jeune fille bien - ou alors...

20 avril 1958

Ce cahier avec des lignes, c'est terrible. J'aime tellement mieux écrire sur du papier blanc, surtout pour exprimer mes pensées. Comme si quelqu’un essayait de m’encadrer, de m’enfermer, de me tenir en laisse - et voilà, j'ai déjà passé à travers les lignes, je ne tiens plus compte d’elles en écrivant. Mais c’est difficile, aussi.

Je viens de découvrir des beaux poèmes du cycle J’ai tant de chagrin par le poète Joseph Attila. Je ne comprends pas tout à fait ses vers, mais ceux que je comprends sont beaux et tellement vrais, il les a vécus et ressentis profondément. Combien il a pu souffrir!

Je suis toujours heureuse de découvrir quelque chose de beau par moi-même, comme les nuages, par exemple. Je viens aussi de relire les poèmes de mon poète préféré Sàndor Petöfi, et ce n'est pas en vain que j'ai ouvert son livre cette fois non plus. Je croyais que je connaissais tous ses poèmes, mais je viens de découvrir que je les ai lus mais pas compris tout à fait bien jusqu’à aujourd’hui.

[J’étais près de mon but, fin des études malgré les difficultés qui m’obligeaient à travailler en même temps qu’étudier. Je me souvenais de mon énorme détresse quand, malgré les bonnes notes et seulement à cause de l’origine bourgeoise, on m’avait interdit de m’inscrire à la Faculté dans cette Roumanie communiste.]

Ne pas oublier!

19 avril 1958

Ne pas oublier de tenir mon futur mari loin de toutes mes amies. Toutes. Parce que peu de filles ont autant de volonté que j’en ai eu ce soir.

Je ne croyais pas être si vulnérable. Après deux danses, j'ai presque commencé à trembler et je ne me suis pas encore tout à fait remise. J'en suis encore troublée. Heureusement, j'ai réussi à bien le cacher. Mais si ça avait été n’importe qui d’autre...

Je dois vraiment chercher quelqu’un qui m'aille. Je suis trop bouleversée. C'est le printemps, son pouvoir magique est fascinant. Je devrais revoir Sandou. Je l’appellerai, lundi. Il n'y a personne d’autre à l'horizon, hélas. Où trouver ?

Alina m’avait invitée pour rencontrer les copains de son mari et me trouver quelqu’un. Aucun ne m’a plu (et réciproquement), mais lentement son mari m’a serrée contre lui pendant la danse : étais-je vraiment de glace? Je me suis enflammée, puis m’enfuis à la maison. Avec le mari d’Alina ? Non, jamais de la vie !

J'ai appellé Sandou

2 mai, 1958

J'ai appelé Sandou, pourquoi pas ! Dimanche j'ai été me promener avec lui. Nous avons pris un canot et nous sommes promenés sur le lac. D'un coup une lumière curieuse s'est allumée dans ses yeux. Le lendemain, au bal des assistants des universités et des ingénieurs constructeurs, j'ai vu encore une fois deux paires d’yeux si brillants se regardant.

(C’est horrible, ce cahier avec ses lignes, j’aime écrire sur papier libre, surtout mes pensées. Comme si on me tenait en laisse, je vais m’échapper, briser la règle. J’ai déjà passé outre les lignes, me suis déjà échappée. Mais c’est aussi difficile.)

Ainsi brillent seulement les yeux des gens quand quelqu'un leur plaît, quand ils veulent plaire à quelqu'un qui leur est sympathique. En même temps que ses yeux, tout l’être change alors un peu, il prend un autre air. Pas seulement les filles mais également les garçons, je crois. Il est possible qu’en réalité c'est une hormone qui est secrétée, mais ça arrive et ça allume aussi l'âme, l’enflamme et change l’homme.

Maman a raison, j'ai été comme cela moi aussi quand je sortais avec Simon, mais aujourd’hui je ne pourrais regarder personne de cette façon.

Je voudrais aller me promener, il fait si beau. Mais qui voudrais-je avoir à mes côtés ? Je ne trouve personne avec qui j'aimerais... George le copain de Marie et même lui seulement en rêve.
Je suis heureuse qu'on ait enfin prononcé le divorce de Marie, elle est déjà quelque part dans les montagnes avec George. Je suis juste un toute petite peu jalouse, je le jure. Comment un inconnu peut-il vous plaire tellement, rien qu’à travers ses lettres ? C'est vrai que par ses lettres je le connais bien.

Je rencontrerai, moi aussi, quelqu’un qui ne soit pas moins bien que lui et, si possible, sans ses défauts. Évidemment, il en aura d’autres, parce qu'il n'y a pas d'homme qui n'ait pas quelque chose n’allant pas bien. Je ne suis pas tout miel non plus, malgré mes bons côtés.
Heureusement, je suis dans une période où je suis contente de moi-même. Probablement à cause des examens réussis et du rythme de travail soutenu avec lequel je prépare mon diplôme. Je me suis rendu compte que je sais travailler, réaliser quelque chose, quand je le veux sérieusement. C'est un sentiment très agréable, encore mieux que le fait que j'aie fini l'université. Parce que j'aurai sûrement encore beaucoup d’obstacles devant moi, mais si j'ai le sentiment que je pourrai passer chacun, quand je le veux sérieusement, quand je le désire énormément, alors je me lancerai avec courage dans la vie. En tout. Et ainsi la moitié de chemin est déjà réalisée.

En plus, depuis quelque temps, n'importe où que j’aille, il y a toujours quelqu'un à qui je plais. Mais je ne me décide pas facilement ! C'est dommage que celui que j’attends ne soit pas encore apparu. L'exemple de Marie a montré qu’on ne doit pas se marier juste pour devenir une épouse, mais seulement quand on trouve le garçon qui nous convient vraiment. Que le temps est beau ! Je dois vite organiser une excursion ; je pourrais partir même seule.
Je dois chercher quelqu'un qui sache bien dessiner, m’aider pour mon projet de diplôme. Cherche et tu trouveras. Il faut que je demande à Édith et à Marie, elles devraient connaître quelqu'un. À qui encore ?

Il sera bon de se promener dimanche prochain, je devrais faire un rendez-vous d'avance. Jusqu’à maintenant, j’avais besoin d'avoir des jours libres pour finir mon projet. Il faut que je finisse toutes les références d’ici mercredi.

11h
Vasiliu, le mari d'Alina, est venu me parler. Il m'a appris des choses importantes. En réalité, il faudrait faire un cours ou écrire un livre sur tout ça : comment il faut se comporter à un bal, comment il faut réagir quand un garçon s'approche, comment il faut le conquérir et commencer à lui parler vers la fin d’une danse pour rester ensemble et prolonger la conversation autant que possible en l’admirant ou l’écoutant. Il a souvent raison. La prochaine fois, j’essayerai d'utiliser ses conseils. Il m'a démontré que dimanche soir je me suis comportée bêtement avec ses copains et il m'a expliqué comment j'aurais dû agir. Il a raison. Je dois le faire. Le temps est arrivé.

D'après Vasiliu, j'ai 14 ans dans mes comportements. Il faudra mûrir vite, au moins de deux ans.

Hier j'ai remis mon diplome


11 juin 1958

Hier j'ai remis mon mémoire de diplôme : 167 pages. C'est un bon travail, sérieux, du moins, d'après moi. Pourtant, je ne suis pas heureuse. Pourquoi ?

Serais-je inquiète à cause de ce que le directeur de l’Institut m’a dit : “ On verra ce qui arrivera..."

Que je suis bête de m’en soucier. Mais que faire?

Je n'ai pas dormi pendant les dix dernières nuits pour terminer ma thèse. Je me sens mal dans ma peau et j’ai encore tout le temps sommeil. Au revoir!

16 juin 1958

Une grande nouvelle ! Je viens de découvrir que j’ai du charme ! Il fallait que je prenne mon journal et que je l’écrive aussitôt. Jusqu’à aujourd’hui, mon miroir m'a montré quelqu’un des fois moche, rarement jolie, en général grise. Depuis un temps, j’ai du charme. Ceci m’a tellement frappée que j'ai dû l'écrire. C’est avec mes cheveux derrière. Qui sait, peut-être papa a raison ? Il faudra sortir cette grâce. Y ajouter un mouvement gracieux. Si déjà je ne suis pas belle, il faut quand même que je tire quelque chose de moi.

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J'ai ramené maman de l’hôpital, j’ai réussi à me débrouiller et je lui ai trouvé du tranquillisant. Mais j'attends que papa me débarrasse de ce poids pesant trop fort sur mes épaules. Je le supporte, mais c'est dur, c'est mieux sans. Surtout avant l'examen d'état arrivant bientôt.

J'ai mal aux yeux, au revoir.


Encore une fois, mon père était parti pour son travail à l’étranger. Ma mère soupçonnait qu’il était cette fois avec sa maîtresse. Les docteurs disaient que probablement, elle n’a pas eu un accident mais une tentative de suicide et on l’a hospitalisée pour la désintoxiquer d’abord puis lui faire une cure de sommeil.

21 juin 1958

Cette fois, je suis vaincue. Curieusement, je le supporte bien, je suis étonnée de moi.

Mon directeur de thèse, ce foutu Solomon, est un moins que rien, il ne veut pas me laisser passer l'examen d'état à cette session, mais seulement en février. J'ai l'impression que le directeur de l'Institut ou mon chef Félicia, y sont pour quelque chose. Qui d’autre pourrait l’être ?

Et dans l'autre section, on va laisser passer sa thèse à Tina. Mon projet était bon, j’en suis convaincue. J'ai lutté tant que j'ai pu. Hélas, il n'y a rien à faire avec un porc pareil.

Mais les oiseaux gazouillent merveilleusement dehors.

Hier, je suis allée à l’office du tourisme, j'espère que cette fois je réussirai à aller à Budapest. Je touche vite du bois. Ensuite j'ai passé chez la couturière pour prendre ma jolie robe, je suis allée me faire coiffer, me faire les ongles, tout le tralala... et nous sommes allés voir une opérette avec Sandou, puis nous avons dansé dans la cour d'un restaurant. Comment m'habiller ?

28 juin 1958

J’essaie de me raisonner, mais malgré tout, j'ai tellement de chagrin. Je saigne, ça me heurte fort de penser qu’aujourd’hui j’aurais pu moi aussi… pour la première fois de ma vie, j’étais envieuse, jalouse (à la façon dont les autres utilisent ce terme).

Tina a fini hier, elle est passée et sera la première de notre promotion à être ingénieur. Si j'avais choisi la section Colorants, j'aurais fini, moi aussi, Tina n'est pas plus intelligente que moi.
Si je pouvais penser objectivement, je dirais tant pis, je serai mieux préparée, plus complètement pour la prochaine session. Si je passe en février. Il le faut ! Ne pas avoir encore mon diplôme en juin, a fait une brèche dans ma confiance. Dorénavant, je dis avec hésitation : «il le faut”.

J’espère au moins réussir mon voyage en Hongrie et aussitôt revenue, je recommencerai à travailler. Il faut que je leur montre que je sais travailler, je sais ! Voilà, au lieu de me reposer, je continue de penser à mon travail et au diplôme. Pourtant je suis fatiguée.

J'aurais tellement besoin d'un peu de repos!

12 juillet 1958

Déjà 24 ans ?

J'ai aujourd’hui 24 ans. Malheureusement mon plan de finir l'université avant mon 24ème anniversaire n’a pas réussi, mais il s’en est fallu de peu. En réalité, ils me traitent déjà à l'institut comme si j'avais fini et en février j’aurai derrière moi une expérience sérieuse, et je passerai sûrement la soutenance, mais quand même... cette journée aurait été différente si tout était en sûreté derrière moi.

Que cette année a passé rapidement !

J'ai parcouru mon journal. Trois périodes :

1) Simon, les premiers essais, les premières sensations.

2) De longues vacances pleines d'événements agréables.

3) Des études sérieuses et laborieuses.

Je me suis amusée, j'ai aimé, j'ai vu plein de belles choses, je me suis reposée, j'ai travaillé, j'ai terminé tous mes examens. Le résultat est une sérieuse augmentation de ma confiance. Moi qui ne l'étais jamais, je suis contente de moi-même.

Ces derniers mois, l’aide que j’ai apportée pendant la maladie de maman et mes succès culinaires ont augmenté ce sentiment et aussi cette dernière semaine de travail à l'Institut. Surtout ne pas m'arrêter ! Il faut continuer ainsi. Je dois être efficace, il faut résoudre les problèmes devant moi, avoir plein de nouvelles idées, soigner la documentation, ce n'est jamais du temps perdu. Au contraire, je m’éviterai ainsi beaucoup de travail pratique.

Ce que maman m’a souhaité il y a une année n'est pas arrivé (de me marier l’année prochaine), le souhait de papa si (sois bonne.. Cette fois, c’est mon père qui m'a souhaité comme maman l’année dernière. Qui sait, cette fois...

C'est aussi vrai que l’année passée je n'étais pas encore assez mûre pour ça, je n'avais pas le temps non plus. J'ai maintenant les deux. Mon père me dit que l’année prochaine, mon bonheur sera le plus important et que dès que je reviens de Pest il me prendra partout avec lui.

Oh, si maman pouvait enfin se remettre sur pied ! cela, de deux façons[1].

Je dois appeler Alina, écrire à grand-mère et remercier Bandi : il est passé par ici ce matin pendant que je n’étais pas à la maison et m'a apporté un très joli livre d’art. Surtout une photo me plaît spécialement : "Portrait de femme de Goya" elle est très expressive, en même temps, triste et troublante.

[1] Maman avait cassé son fémur et en plus ses nerfs étaient par terre aussi.

Voyage à Budapest

26 juillet

  • 1e journée : les douaniers, l’homme à bicyclette, puis Budapest vue du haut du mont Gellért.
  • IIe journée : Visite de l'église Màtyàs et l’ancien palais royal, promenade dans l’île Margueritte, visite de l’Opéra et ballade à Rozsadomb.
  • IIIe journée : La piscine avec les vagues de l’hôtel Gellért ; Pest visite du centre ville ; le soir au bar bonne discussion avec ma cousine Eva et son mari Szilard.
  • IVe journée : Excursion à Hüvöshegy avec Agnès Déri, ma cousine et déjà amie ! (1)
  • Ve journée : L'orgue à la Basilique qui m’a poussé à m’agenouiller, me recueillir et même - prier ( vers qui ?) Ensuite la visite au Parlement, puis merveilleuse causerie avec Anna et la photo faite au pied de la statue du Petöfi, près du Danube.
  • VIe journée : Visite du Musée, “Suzanne et les deux vieux”, ballade aux boutiques, une petite pâtisserie, encore causette avec Agnès.
  • VIIe journée : Courses, un très bon dîner.
  • VIIIe journée : Nous sommes aussi allées au lac Balaton. Le matin, nous avons nagé dans le beau lac, le soir, nous sommes rentrées en bateau : la pleine lune luisant sur le lac, nous avons dîné et puis nous avons encore nagé au clair de lune !
  • Dernière journée : Dîner avec ma nouvelle copine (et 2e cousine) Agnès dans un petit restaurant où un pianiste jouait en sourdine. La nuit, à partir de Buda, panorama des lumières sur Pest.
  • Retour.
Jusqu'au bout le temps a été excellent !

(1) nous sommes restées amies jusqu'à sa mort, trop jeune, il y a quelques années

Lettre de maman à Budapest

Chère Agnes,

J’aurais dû écrire séparément parce que Julie dans ses comptes rendus de son voyage à Budapest commence à chaque fois en parlant de toi… puis Agnes est venue me chercher… la première fois Agnes etc. etc. Elle t’a beaucoup prise en affection et dit que tu es exactement comme elle était à dix-huit ans. Je te félicite pour avoir été la première au bac et avoir été acceptée à l’Université. Je suis heureuse que tu aies pu passer tes vacances au lac Balaton.

Ma chère amie et cousine Annie,

Après avoir cassé le fémur, j’ai commencé à marcher seulement ces temps-ci et à me sentir assez bien pour écouter Julie, notre représentante, raconter votre aide et tout ce que vous avez fait pour rendre son séjour à Pest encore plus beau. Je suis heureuse de ne pas devoir avoir honte d’elle.

Elle dit de toi « on voit de loin déjà sa finesse et la beauté de son esprit » - ce que tu viens de nouveau de montrer en prenant en charge les cinq ans d’études de ta fille. D’après Julie la mentalité de famille vous a rapprochés aussitôt, mais en plus elle a été accueillie avec une chaleur et un amour incroyable en se sentant aussitôt chez elle.

Nous avons passé ensemble le meilleur temps de notre jeunesse pendant les vacances et même plus tard à Pest…

Maintenant hélas je ne suis plus qu’une ruine et je vis des temps très difficiles.

Le pire n’est pas encore arrivé avec Pista.

Nos trente ans de mariage sont passés, mais depuis trois ans, je ne tiens qu’en apparence et avec d’énormes difficultés, à cause de Julie pour qu’elle finisse ses études et se marie si possible - elle est aussi « difficile » comme tu l’avais été longtemps. Et, combien tu as été ensuite heureuse avec ton regretté mari…

Je ne sais pas être sage. Je n’arrive pas à m’y faire. J’ai peur de vivre seule. Julie est égoïste et l’on ne peut y compter, Kertesz versatile. Si je n’étais pas mal-entendant. Bien sûr relativement aux jeunes d’ici et de maintenant Julie est fantastique mais pas comme nous l’étions jadis. Elle est gâtée.

Je préférerais mourir mais ce n’est pas possible non plus, Julie a besoin et aura besoin de moi. Il faut (il faudrait) savoir donner.

Si au moins, si cette femme de Pista avait été quelqu’un de bien mais après trois ou quatre ans Pista sera lui aussi malheureux et trompé. En réalité c’est une maladie des hommes à cet âge mais la plus grande tragédie est que Pista se comporte maintenant comme pendant que nous étions fiancés - sauf qu’il est amoureux d’une autre - et je ne peux pas ne plus l’aimer. Il est comme il était avant vu de dehors mais à l’intérieur il est devenu un étranger. Jour et nuit cette situation me tourmente dévore torture et peut-être ça serait mieux quand le pire mais sûr arrivera.

Même aujourd’hui par exemple devant moi, qui ne peux me lever seule du lit, il arrange ses souvenirs et regarde avec des yeux amoureux son étui à cigarettes qu’il a sûrement reçu d’elle. Je me tourmente horriblement et je dois supporter parce qu’à cause de Julie il garde le décor, les apparences du mariage.

Ma chère Annie, réponds-moi quelque chose d’intelligent à ceci et envoie la lettre à l’adresse de mon amie Frida.

Je vais me prendre en main. Mais toi qui sais quel amour était le nôtre, tu me comprends ? Il y en a qui ne me croient pas parce que cette femme doit être à l’étranger depuis quelque temps. Mais Pista est jour et nuit avec elle en pensée.

Je ne devrais pas t’envoyer cette lettre,

je t’embrasse

Katinka, le vase brisé (en français en original)



26 aout à Bucarest

Je viens de finir le journal d’Anne Frank (acheté à Budapest.) Ce journal m'a dit autre chose qu'aux autres, mais il m'a fort bouleversée. D'abord, parce qu'elle me ressemble. Le début du journal et beaucoup de ses phrases.

Bien sûr, Anna a été nettement plus adulte que moi à son âge. J'ai reçu mon premier baiser dix ans après elle. Et elle est plus sincère. Moi aussi je suis sincère dans mon journal, mais pas autant. C'est vrai que l'âge compte aussi et en plus, elle n'a pas dû penser qu'à n'importe quel moment sa mère le prendrait furtivement et le lirait. Elle l’écrit seulement pour elle-même. Moi aussi. Mais je ne peux pas oublier, quand même, que quelqu'un pourra le lire : (par exemple ce que j’écris autour de la lutte de la raison et des sentiments ; sur ma mère et mon père...)

Anne aussi voulait être journaliste, écrivain, comme moi. Nous avons beaucoup de choses en commun, mais elle avait des qualités que je n’ai pas. Par exemple elle était gaie, plus rapidement femme, plus bavarde, mais aussi plus paresseuse, etc.

Chez nous, les choses ne vont pas du tout bien, maman est toujours malade et nerveuse, papa se sent mal aussi, on va probablement le congédier de son travail et il est impatient avec moi. Pour le moment, au moins, tout va très bien à mon travail et des garçons me courtisent. Mais celui que je voudrais, n’apparaît toujours pas. Peut-être, parce que j'attends “qu'il tombe du ciel (tout cuit dans ma bouche)”. Pourtant il serait temps de me marier. Mais le dire ne suffit pas. Par ailleurs, beaucoup de choses me réussissent et ma confiance est assez bonne, mais elle commence déjà à baisser ; c’est mauvais. Il faudrait me trouver rapidement des copains, de la compagnie. Je crois que c'est cela qui me manque le plus. C'est aussi vrai jusqu’ici, je ne l'ai pas voulu, j’étais trop fatiguée. Après le retour du travail, la seule chose dont j'avais envie était de dormir. J'ai enfin réussi à me bien reposer.

Le voyage de Pest a été un grand événement, mais en même temps une désillusion. Peut-être parce que j'y suis allée seule. Ou alors, parce que je me suis trop fatiguée : énormément d’événements les uns après les autres, quelquefois j'ai été si pleine de tout. Il paraît que même en plaisir il y a du trop plein. Pourtant...

J'ai acheté beaucoup de livres hongrois : plusieurs romans de Jókai, Les frères de Naples Werfel, Les renards et le raisin par Feutwanger et surtout, Bonjour tristesse, le premier roman de Françoise Sagan, une fille de 18 ans, ce livre m'a montré, tout comme le journal d’Anne Frank, que les enfants ne sont pas si enfants. Prenez-les comme adultes ! Je regrette de m'être développée si tard.

Je donne raison à ma tante qui laisse déjà ma jeune cousine Mariette aller aux bals et être courtisée très tôt, tant mieux... Est–ce vrai ? Qu'apportera une telle vie ? Sinon, on perdrait quoi ? Se privant, on ne gagne rien.

Je suis trop lasse, trop paresseuse pour réfléchir ce soir. Je ferai mon plan de lutte une autre fois. Sur mon travail et les examens je l'ai déjà, mais pour ma vie privée il faudra en faire aussi un. Trouver des copains et rechercher un compagnon. Peut-être George a-t-il des amis qui lui ressemblent. Je serais curieuse de savoir ce qu'il pense de moi. Et si je pouvais devenir son copain ?

J'essaierai dorénavant d’être complètement ouverte, ne laisser rien dehors, n’avoir aucun non dit. Et celui qui lira mon journal est le dernier des salauds ! Ce que j’écris est un secret, privé, c’est ma vie et elle ne concerne que moi.

J'ai parcouru mes journaux. Celui-ci est le huitième. Énormément de ressemblances. Mais sont-ils assez pleins !? Je crois que je ne vis pas assez intensément. Est-il possible que je serais après tant d'années comme Mister Nul ? Et quel est l’intérêt de tout ça en réalité ? Mes pensées sont devenues horriblement pessimistes ce soir. Ça me passera, mais pour le moment...

Enfin, il m'a embrassé

25 août 1958

J’ai vraiment trop peu de précaution de mes affaires, si j’avais dû me battre pour l'argent, je serais devenue probablement beaucoup plus matérialiste. Hier, j'ai perdu mon collier d'or porté depuis 15 ans (pourtant je faisais attention à ceux qui étaient autour de moi dans l’église), et aujourd’hui, je viens de casser ma montre. Et je ne suis pas vraiment affolée. Je le regrette, mais pas autant qu'il le faudrait.

En réalité je tourne autour du pot, je n'arrive pas à entrer dans le vif du sujet. Je me décide difficilement à en parler. Pourtant il faudra le décrire. Déjà depuis plusieurs jours j'ai voulu écrire au sujet de Sandou. Et depuis encore plus longtemps j'attendais qu'enfin - il m'embrasse.

Mon Dieu, je suis avec le baiser comme...


Comment le dire ?


J’ai envie d’en recevoir, mais quand il arrive, hélas, il ne me plaît jamais. Est-ce parce que ceux qui m’ont embrassé, ne savent pas comment le faire ? Il faudra que j'essaie avec quelqu'un qui sache, par exemple d'après Édith avec Stéphane, pour voir la différence, apprendre et l’enseigner aussi, si besoin est, à mon mari.

Hier soir je suis partie avec Sandou au lac Baneasa dans mon costume blanc (et un costume de bain dessous) nager au clair de lune, sous les étoiles. C'était très agréable et beau. Je pouvais le faire tranquillement même au milieu de la nuit, il se comportait toujours gentiment en copain. D'après maman, m’inviter à nager la nuit dans le lac signifie ou une énorme naïveté ou une provocation. La première, comme il s’agit de lui, assurément.

Ensuite j'ai eu faim et nous avons soupé dans un petit restaurant où je me suis rappelé le soir où, avec Simon, nous sommes allés au restaurant Bordei. Dans les deux cas, c'est moi qui avais de l’argent, seulement Simon me l'a rendu entièrement même si c’était longtemps après, Sandou m’a rendu la moitié à la rencontre suivante. Nous avons bien mangé et vers minuit nous sommes repartis contents de tout.

Nous sommes ensuite entrés au parc Staline “juste un peu”, finalement jusqu'à deux h du matin, assis sur un banc, sous les saules pleureurs. Avec Simon nous étions restés une nuit jusqu'à trois heures du matin et c’est alors que nous avons eu notre plus belle soirée. Mais la comparaison a été tout à fait à l'avantage de Sandou. Je me souviens, j'avais le même costume. Alors, la première fois - et maintenant j’ai maigri de nouveau.

Sandou m'a enfin embrassée. Je suis restée froide bien sûr et comme d’habitude presque tout le temps ma tête tournait trop. J'ai constaté que pendant que l'autre est le plus amoureux, plein d’idées traversent mon esprit. Peut-être plus qu'une autre fois.

Au début, je ne l’ai pas compris, il me disait, quelque chose comme : jusqu'à maintenant il n'a vu en moi que la mère et pas la femme. Je l'ai mal interprété et je me suis dit, tant pis, je le gâterais avec plaisir, puisque n’étant pas amoureuse il ne m'attire pas trop comme homme.

De ce point de vue avec Simon c’était différent. Il m'avait bouleversée, attirée déjà à la première promenade. Est-ce magnétisme ou seulement parce qu’il savait y faire ? De toute façon, nettement mieux que Sandou. C’est aussi vrai, que Sandou n'a jamais provoqué de répulsion en moi et. D’une certaine façon ce premier baiser est arrivé seulement (j'ai honte de l’avouer) parce que c’est lui qui était là et pourquoi ne pas essayer enfin aussi avec lui.

C’est seulement le premier baiser qui a été difficile - celui avec Eugène. Depuis, je voudrais seulement m’embrasser avec plusieurs, avant mon mariage. Il me restera de bons souvenirs (au moins des souvenirs) et de l’expérience - j'apprendrai au moins cela. Puisque le reste, c'est mon mari qui devra me l'apprendre.

Je reconnais, j'en ai encore honte, Sandou l’a pris beaucoup plus sérieusement.

Il m'a dit - finalement j'ai compris ce qu’il voulait dire, qu'il voyait en moi la mère de notre futur enfant et à cause de cela pas la femme. Dorénavant, (après ce baiser) « le banc va nous séparer » et il aura honte de m'appeler, me dit-il. Il avait le sentiment de me voler. Non. Mais il comprenait par ceci qu'il prenait (ma bouche) ce qui n'était pas à lui. Et ceci oui, mais je ne le lui ai pas dit. Et, bien que je l'aie eu sur le bout de la langue, je ne lui ai pas dit non plus qu’il donnait beaucoup plus d'importance à tout que moi. J'ai eu énormément de chagrin pour lui. Il ne va pas mériter que je le quitte, tout comme Bébé ne le méritait pas non plus (à Simon cela n’a pas nui). Combien de gens ont des complexes d'infériorité !

Enfin je suis arrivée à ne plus penser en écrivant à ce qui arrivera si celui-ci ou celui-là ou même mon futur mari le lit. J'écris. Tout ce que je pense. J'ai déjà mal à la main et pourtant je dois encore beaucoup ajouter.

Pendant que j'écris, il fait affreusement chaud et je suis dans ma chambre, couverte seulement d’un drap jusqu'à mi-corps et mes seins à l’air. J'ai honte de moi–même, de les voir de mes propres yeux. N’est-ce pas horrible, une situation impossible, être seule dans une chambre fermée et avoir honte de rester nue. Oh là, la ! Qu'est ce qui va m'arriver, alors... (Quand ?)

Bien, allons plus loin. À cette occasion, j'ai découvert quelque chose de moche sur moi-même. Finalement je suis malgré tout plus ou moins matérialiste. Pourtant combien j'ai méprisé cela chez les autres. Dans l'amour et le mariage, ceci ne doit absolument pas compter, c’était ma religion.

Qu'est-ce que je viens de découvrir ?

C'est vrai, il ne s'agit pas encore d’amour, au moins de ma part. Mais qu'est-ce qu'on peut savoir. (Voir mes seins me dérange tellement que je me les suis couverts.) Avec Simon aussi, je me suis dit que ce n’était pas de l’amour, et finalement, en regardant en arrière, il me semble bien que je l'ai aimé. C’est autre chose, que chez moi la réflexion domine à la fin.

Il ne s'agissait pas de ça cette fois, mais de mariage. Je ne réussissais pas à l'imaginer avec Sandou. J’ai commencé à y réfléchir, pourquoi ? (J'écris déjà depuis une heure, aïe mon poignet!)

C'est vrai, il ne m'attire pas autant que ça. Et ça compte énormément. (Et grand amour-ci ou là de sa part, j'ai l'impression que je ne l’attire pas trop non plus comme femme.) Mais il ne me répugne pas, il m’est neutre pour le moment - et avec le temps tout peut arriver. Est-ce possible ?

Ceci devrait être le seul problème en réalité.

Parce qu'il est honnête, sérieux, ouvert, sincère, bon, bien élevé, réservé, tranquille mais quand il est avec moi il parle pas mal, il est assez cultivé, il aime faire plein de choses, les mêmes que moi, il est assez intelligent, sensible, etc. etc.

C'est vrai aussi, et c’est un problème, qu'il n'est pas supérieur à moi. (Anne Franck l'a écrit aussi, mais je ne le prends pas d'elle.) C’est quand même une vérité de toujours que la femme préfère sentir son mari, son futur partenaire plus spécial qu'elle-même. Elle aime, même dans la vie moderne actuelle, pouvoir regarder son mari un peu en haut. C'est vrai qu’aujourd’hui les relations sont devenues davantage comme copains et partenaires, et non plus l'un "Dieu" l'autre "l’esclave" comme c’était avant, non plus "le but de ma vie n’a été que lui" comme me disait ma mère. Pas du tout. Mais il faut quand même qu'il soit un peu plus spécial que nous, qu’on puisse le regarder avec un peu d’admiration. Il est possible que ce soit le motif pour lequel je cherche des hommes plus âgés que moi, parce qu’entre les garçons du même âge, je trouve ça très difficilement.

Sandou est beaucoup plus fort que moi, il est très fort (une fois il m'a fait passer une barrière, en me soulevant facilement) et c'est agréable mais ce n'est que de la force physique, rien d’autre... Tout jeune il a fait de la lutte gréco-romaine, puis il a été membre de l'équipe de rugby junior de Roumanie, tant qu'il voyait encore sans lunettes. De plus, il est plus sérieux, encore plus honnête que moi. Hélas, ceci peut être déjà aussi considéré comme de la bêtise (n'est ce pas, le monde est absurde, mais c’est ainsi.)

Ce n’est pas beau-beau, j'apporte d'abord plein d'arguments pour m’absoudre, j’essaie de m’expliquer à gauche et à droite. Qu'est-ce que la vérité ? Ce sont les raisons importantes, mais en plus (ce que je ne veux pas avouer parce que je ne l’admets pas en principe) : pour moi la langue et la religion comptent aussi un peu.

Un peu ? Être élevé et comprendre de façon similaire, avoir la même culture, ça compte de toute façon. En deux mots : Sandou n'a pas fait d’études supérieures, n'a pas une bonne profession ni une situation convenable, ne sait pas se procurer de l'argent illégalement et ne gagne que très peu. En général, il ne sait pas se débrouiller dans la vie. Il n'aime pas trop son métier mais ne sait pas quoi faire d’autre. Il n’a pas le courage de l’abandonner mais ne voudrait pas le continuer non plus. Il n'a pas le temps, la patience ni peut-être l’intelligence de continuer ses études. Il faudra de toute façon que je trouve une porte de sortie pour lui, y penser sérieusement, au moins qu'il lui reste ça de moi. J'ai réussi à apporter à Simon aussi une confiance plus grande et d’autres choses moralement qui lui ont fait du bien.

Maman se sent mal, envie de vomir, toux, fièvre. Je n’arrive plus ni à écrire, ni à réfléchir. Je sens que ma place est à côté d'elle, même en pensée.

26 août 1958

Alina me conseille de me marier : “l'important est que Sandou soit gentil et honnête.” D'après elle, je ne serai plus amoureuse et, si j'en ai assez, je pourrai divorcer. Elle le prend trop à la légère. Je n’en suis pas encore là. Puis, l’ingénieur rencontré à Pest vient de resurgir. Bien que je ne le connaisse pas vraiment et lui aussi est roumain. Mais il est sympathique. Plus grand que moi. Sandou est plus petit d'un centimètre que moi.

D'autres aussi peuvent arriver. Je ne veux pas devenir une femme infidèle. Ainsi je suis au moins libre. C'est vrai, que l'exemple de Bert me rappelle, me dit, je pourrais le regretter. J'ai rarement regretté Bert et en réalité pas du tout.

Je ne peux pas non plus rester vieille fille indéfiniment. Et ce n'est pas mon type d’avoir un amant - des amants. Surtout, si j'ai déjà attendu jusqu'à cet âge. Je ne veux quand même pas me marier uniquement pour l’être. Au moins, être décidée que mon mariage durera pour toute la vie.

Où tard George n° 2 mais sans son égoïsme et ses défauts ?

C'est difficile de comprendre ceux qui pensent (comme Sandou) qu’il n'y aura devant eux plus rien de nouveau et de bon dans la vie. Moi, je veux encore énormément de la vie: me distraire, faire l'amour, me promener, aller en excursions, découvrir quelque chose, éventuellement écrire, allaiter un enfant, l’élever, etc. etc. Je sens que malgré mes 24 ans, la vie entière est encore devant moi. J’aurai, c’est vrai, encore 20 vraies années. Pas “seulement”, c'est déjà beaucoup !

En tant qu’adolescente, pendant ces six dernières années, il m’est déjà arrivé plein d'évènements. Pas assez, c'est vrai. Je devrais vivre beaucoup plus intensément. Par exemple, ne pas faire la sieste chaque après-midi en revenant du travail, puis c'est fini la journée. Faire plus d'excursions. Par exemple un week-end à Snagov. Pour le moment je suis de service. Ou alors, une excursion en montagne, sur les sommets. Je sais tellement y prendre du plaisir ! Si possible dans un endroit avec des rochers.

Guszti... mon prof. Pourquoi me suis-je souvenue de lui ? Ah oui, c’est au sujet de l’excursion, il me paraissait alors spécial. Aujourd’hui je saurais me comporter plus adroitement et qui sait - même le conquérir. Est-ce vrai ?

Demain, j'irai chez le coiffeur, pour jeudi Simon et son copain, se sont annoncés, je les attends. Enfin, vraiment, définitivement indifférente, mais avec amitié.

29 août 1958

Quelle joie, quel bonheur de se réveiller dans un lit douillet agréable, avec une couverture de pouf légère et un bon petit oreiller sous la tête, ayant bien dormi et l’air délicieux. Que le ciel, la lune, les nuages peuvent être beaux, le coucher du soleil peint le ciel en nuances formidables. Ces temps-ci, le ciel me procure énormément de plaisir.

Curieux, cette dernière semaine j'ai plus réfléchi que d'habitude, beaucoup plus et ce matin je suis contente, en harmonie avec le monde, bien que j'aie un peu mal au ventre.

Je me suis rappelée ce que Sandou m'a dit dimanche : je suis pour lui comme la terre aux matelots. Ce n'est pas seulement pour lui que je suis quelque chose de sûr et calme. Intéressant. Combien de gens y a‑t‑il sans appui solide dans le monde ! Et moi ? Ce matin je suis si satisfaite et si paresseuse, je n'ai même pas envie de réfléchir.

Quand même : d’un certain point de vue, j’ai un peu plus d’art de vivre. D'habitude je suis plus contente et plus heureuse que ceux qui m'entourent.

À Budapest Szilàrd m'a demandé.
- C'est quoi le but ?
- Le bonheur.
- Comment l’obtenir ?
- D'après moi, ai-je répondu, le but c'est la route.
Bien sûr, il y a aussi d'autres buts, plus ou moins grands et après les avoir réalisés, on est satisfait, heureux. Mais cela donnerait trop peu de joies.

Il faut tirer du plaisir de toutes les minutes, des moindres choses. Déjà pour le chemin. Mais il se fait tard, je dois partir. La chemise de nuit achetée par papa est la plus fine au monde. George va travailler à l’Institut, au même étage que moi !

30 août 1958

J'ai ouvert la fenêtre, pour raconter mon après-midi à mon étoile, mais je ne l’aperçois pas. Les nuages obscurcissent le ciel. Je suis trop bouleversée pour m'endormir, mais je n'arrive pas non plus à écrire ou réfléchir, mes mains tremblent. Mon cœur bat fort. Je comprends enfin la différence entre l'amour et l'amour, l'estime et l'estime. Baiser et baiser.

Que Sandou est plus sérieux ! Il mérite en tout cas ma confiance en lui. À la fin, je me suis dépêchée de partir, tellement je tremblais. Je crois que c’est après qu'il m'a embrassée dans le cou, mais je me suis laissée emporter de plus en plus. Au début, j'ai été horriblement tranquille et froide. C’est fini - j'ai trop peur que quelqu’un le lise. Demain, quand je serai plus calme, je décrirai le reste.

Bien sûr, il m'arrive à moi aussi d'avoir besoin qu'on me console, me câline, mais pas si intensément, et si je ne le reçois pas de quelqu’un, je le cherche dans des choses. C'est bon d'avoir des amies, mais il ne faut pas oublier que l'amitié est une attention, un intérêt réciproque et plus l’intérêt est fort, plus forte est l'amitié.

Curieusement, je m’intéresse plus à ce qui se passe avec les autres, qu'eux à moi. Beaucoup viennent me raconter leurs problèmes, leur vie. Ma tante me comprend et me connait, Alina aussi, mais un peu moins. Édith me comprend bien, mais ma vie ne l’intéresse pas, maman me connaît très bien, elle aussi, mais c'est différent. Simon a connu de moi ce que j'ai voulu lui montrer et Sandou encore beaucoup moins (il me voit comme une statue qui flotte en haut, pourtant je lui avais dit que je suis de chair et d’os.)

Je suis contente que papa parte en voyage pour son ministère, je pourrai respirer un peu plus librement. Bientôt je vais faire connaissance avec George. Et alors ? Je n'ai pas vu Alina depuis longtemps. Heureusement, j'ai en moi un peu de légèreté, un peu de ’sang Kertész’. Cela m'a aidée et va m'aider à passer à travers pas mal de difficultés.À quoi servent tous ces mots ? Au moins ils me soulagent. À cause d’eux, je n'ai pas besoin de parler avec quelqu'un d'autre tout le temps. Je parle avec mon journal. Il m’écoute et le supporte.

14 septembre 1958

Comme le temps passe vite ! Voilà déjà une année que j'ai commencé ce journal.

2007 En fait, je crois que c'était encore le 8e et le 9e commence seulement un peu plus tard.

Ce n'est pas moi qui ai voulu que la soirée d'hier soit ainsi. Mais elle m'a réussi. J'ai de la compassion pour Simon, mais je ne regrette pas la façon dont je me suis comportée. Bien, comme il le fallait.

Ce soir, Sandou arrivera seulement à sept heures, je l'espérais plus tôt. Et Ilan, me téléphonera‑t‑il ? Hier je me suis comportée d'après les livres et aussi après les conseils de Vasiliu et mon inspiration. Tout a réussi comme je l'ai voulu. Je n'ai pas réussi à parler avec Simon, mais ceci n’aurait pas collé avec le reste du plan.


Lettre de ma mère à son amie de Budapest

Ma chère amie Annie, le 14 septembre 1958


Je réponds à tes questions. Nous espérons toujours pouvoir partir. Julie lit déjà aussi en anglais, presque aussi bien qu’en français. Si on ne partait pas d’ici le printemps elle se marierait avec ce garçon. Elle compense avec ceci son exclusion de ses études et son travail.

Le garçon - comme je l’ai écrit déjà - lui faisait la cour depuis longtemps déjà, il n’a pas les défauts pour lesquels j’ai tellement souffert dans ma vie.


Maman et Papa sont partis depuis le 17 en Israël et nous attendent là-bas. Pista travail dans une coopérative chimique.

J’espère que les chaussures orthopédiques m’aideront, me permettront de marcher. Je suis mieux nerveusement, mais l’humeur est pire. Je supporte à peine cette situation,

Presque...

17 septembre 1958 (Julie a plus de 24 ans)

Je ne sais pas ce qui m’arrive. Depuis hier, tout m’est si indifférent, le monde paraît gris. J’ai mal au ventre. Je n'ai plus envie de rien, je ne veux voir personne. Comme si un brouillard noyait tout ce que je fais. Même mes recherches, pourtant je les aime et je les fais avec plaisir. Hier, je ne savais pas encore ce que je ferais, mais ce matin j'ai enfin trouvé et je l'ai aussitôt réalisé, en mettant en route une nouvelle expérience.

Je crois qu’aujourd’hui, je ne pourrais même pas être malheureuse.

La ruse bien, par exemple, mardi à l’institut, pour faire connaissance avec George je me suis promenée avec une brosse devant la porte de son laboratoire. Aujourd’hui même George ne m’intéresse pas. Ni même quand Ilan m’ait rappelée, pourtant c’est agréable qu’il ait pensé à moi.

À ne pas parler de Sandou. Je n'arrive plus à me comprendre.

D'abord c'est étrange que sur Sandou je n'ai pas réussi à écrire, je n'ai pas eu envie d’écrire. Ni, après avoir été à l’appartement de sa sœur et ce qui est arrivé là‑bas [1], après quoi pendant quelques jours, il venait et revenait tout le temps dans mes pensées. Je me disais pourtant : je ne vais pas t’appeler. À ne pas parler, non plus, de la semaine après qu'il m'ait embrassée la première fois, quand je n'ai pas réussi pratiquement à penser à rien d'autre.

Ni de ce dernier dimanche quand j'ai voulu moi aussi, et j'ai presque fait l'apprentissage.

Quelle bonne sensation de pouvoir avoir confiance en quelqu'un qui ne le réclame pas - au contraire, ça ne lui vient même pas à l'esprit. Pour quelqu’un du dehors, ça aurait été très suspect : jusqu'à quatre heures et demie du matin, seuls nous nous sommes embrassés sur le lit sans lumière... et c'est tout ? Et pourtant, je me souviens même de son mouvement quand il a tiré et remis en place mon pull un peu remonté dans mon dos.

Enfin quelqu'un qui me voit belle.

Enfin quelqu'un que j’embrasse aussi.

Mais est-ce que ça m'a plu ? Était-ce seulement par curiosité, apprentissage ? Ce n’est pas possible ! Je l'ai désiré autant que lui. Après que mes lèvres ne me brûlent plus, je me suis dit que peut-être je ne suis pas assez sensible. Alors pourquoi ai-je continué, encore et encore; et je l’ai embrassé moi aussi.

J'ai appris aussi que la pièce de théâtre qui parlait du parfum des baisers secrets et du premier baiser et du dernier baiser, avait raison. Ils valent plus que les autres. Je n'arrive plus à me souvenir de tout, seulement de quelques détails, mais c'était vraiment agréable. Il ne m'en est pas resté un bon arrière-goût, mais pas un mauvais non-plus. J'en aurais eu trop ? Je ne comprends pas. Et hier, quand il m'a embrassée ça ne me plaisait plus du tout et j'étais tout à fait incapable de lui rendre ses baisers. Je n'avais d’autre souhait que de nous séparer et me coucher, dormir.

C'est aussi vrai qu'hier, l’acteur principal m'avait ennuyée à mourir et que j'avais sommeil déjà au théâtre. Pourtant en revenant, le geste de Sandou m'a touchée (il a jeté sa cigarette tout de suite après mon observation sur le goût de sa bouche) mais...

Demain Eugène va passer me voir et vendredi, je rencontrerai Ilan. Mais tout m'est si indifférent. Je devrais me faire coiffer, demain. Pourquoi pas aujourd’hui ? Je crois que j’ai quand même un problème avec mon ventre. Est-ce possible que je ne puisse plus supporter Sandou ? Je n'étais pas amoureuse dès le début, mais sentir une répulsion, ce n’est jamais arrivé jusqu’ici. Malgré tout, je viens de lui donner un rendez-vous. Pourquoi ? Qu’arrivera-t-il de nous ? Je sais me taire, mais mentir non.


[1] Nous avons regardé le feu de la cheminée, tout nus, sans nous toucher: Sandou a tenu parole.

Resterai-je vieille fille?

19 septembre

Honte. Heurt. Vengeance. Ne pas être jaloux du passé.

C’est trop tard, déjà, à lundi[1].

22 septembre

Depuis une demi-heure, j’hésite, je n'arrive pas à me décider à écrire. Pourtant j’aurais de quoi.


D'abord, j'ai fait la connaissance de George "en personne". Hélas, il a une voix très agréable et il est même mieux qu’en photo. Je n'ai pas réussi à trouver en lui quelque chose qui ne me plaise pas. Il est même sympathique. Marie est passée me le présenter, leur visite d’une heure a réussi à me faire mal. Ou du bien ? George ressemble à Szilàrd, (le mari d’Éva) aux garçons du Budapest (le seul que j’aie connu là.) Je n’irai pas au-dessous ! Mais alors resterai-je vieille fille ? Je ne trouverai pas quelqu'un comme eux (qui sait.) Bien sûr, George est tabou. De toute façon, dangereux. Si je le rencontrais plus souvent, peut-être lui trouverais-je des défauts, quelque chose qui me décevrait. Je n’en crois rien, hélas. Je comprends maintenant mieux Marie, divorçant de son mari.


Eh, qu'est-ce qui arrive avec ce stylo, il m’énerve.


En réalité je voulais écrire sur l'excursion. Dihàn, Malaest, le pic Omul et la Vallée de Cerf pour redescendre. En montant j’étais assez essoufflée, mais la descente était très belle et agréable. Déjà dans le train vers la montagne, j'ai réussi à trouver dans notre wagon un copain de travail avec qui nous avons ensuite marché. (C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Sandou.)

J'ai cru que j'avais envie d'écrire, mais non. Tant pis.


Cette visite m'a probablement trop bouleversée, je n'arrive pas à penser à autre chose. Une autre fois.

Julie, aie de la jugeote !!!


[1] Première manifestation "macho" de Sandou: à la sortie du parc, il n'a pas accepté que je l'embrasse... je ne voulais même pas m'avouer la honte provoquée par son refus 'ca ne se fait pas" (en fait, ce n'était pas lui qui l'a initié)

26 septembre 1958

Que faire?

Je n'ai pas écrit depuis une semaine, pourtant que de choses se pressent dans ma tête. Combien de fois me suis-je préparée écrire ! Imagine-toi d'abord, en même temps, ou plutôt, l’un déplaçant l’autre, quatre garçons me trottent dans la tête. Le cinquième, je ne me rappelle que rarement, il m'a promis de m’apporter un livre sur Goya.

1. Ma folie avec George a duré seulement jusqu’au 23 septembre, mais c’était sérieux. Je suis même allée chez le coiffeur. Pour le moment, il m’indiffère.

2. Avant-hier d’un coup, j’ai eu envie de revoir Simon et hier je suis presque montée le voir, mais le soir c’était déjà fini, et aujourd'hui, quand il est venu à notre laboratoire, il me paraissait familier mais tout à fait indifférent. Il ne m’intéresse plus comme garçon, seulement en copain.

3. J’étais ennuyée qu'Ilan ne m’appelle plus jusqu’à aujourd’hui, mais ayant appris qu’il avait été malade, je suis tranquillisée. J'attends la suite.

4. Sandou. Je pense à lui encore et de nouveau. C'est un problème permanent, pour le moment. Qu'est ce qui va en sortir ? Samedi, je serai avec lui, j'ai décidé que nous irons voir la pièce de Rostov, En cherchant le bonheur. Il fait un temps magnifique. Il faudra que nous allions dimanche au lac Snagov. Que la vue d'ici est belle !

Ensuite, le grand dilemme : demander ou non notre départ ? [de Roumanie] Pourtant je crois que cela va se passer comme mon père le veut, [nous allons demander officiellement le droit d'émigrer]. Que se passera-t-il? Ce qui est arrivé à Villi, le collègue de papa, m’avertit et m’inquiète [Après qu’il a demandé le permis d’émigrer, ils l’ont mis dehors de son travail, du parti, etc. etc.].

Pourtant je suis très contente maintenant de tout ce qui est autour de moi : Mon travail est agréable ; en réalité je fais dorénavant des recherches sur ce que je veux. Je réussis enfin à avoir de bonnes relations avec mes chefs et mes collègues aussi. On me laisse déjà travailler comme ingénieur, dans un domaine que j’aime et que je connais. Je vis bien. J'ai tout. J'ai même des garçons pour flirter. J'ai du temps libre. J'ai fini l'université et l'examen d'état est encore loin. Il fait beau. Ce pays est beau et il y a beaucoup à voir.

Bien sûr, il y a aussi des problèmes. Par exemple, ma période de tranquillité est terminée. De janvier à fin août j'étais détendue. Je suis redevenue femme, grande fille et je suis toute bouleversée. Quand même, 24 ans sont 24 ans.

Combien de temps vais-je tenir encore, comment vais-je me comporter ? Je sens tout le temps ou au moins souvent un manque. Il n’y a rien à y faire.

Bon, je recommence à étudier avec enthousiasme.

Blessée

Revenons aux idées notées le 19 septembre, mais pas développées.

Honte” Bien que je ne sois pas faussement prude et j’essaie de l’être très peu, en réalité je suis très pudique à l’intérieur. Souvent j’ai honte même d'une pensée et je ne la poursuis plus. Il y avait un temps où j’aimais entendre les confidences des autres, c’est fini, je ne pourrais même plus écouter des détails intimes.

Blessé, se venger” Il y en a qui ne réagissent pas quand on les heurte, même si cela les fait souffrir, ils pardonnent ou oublient. Il y en a qui n'oublient pas et se vengent, tôt ou tard, quand ils en ont l’occasion. Je souffre quand on me blesse, mais je ne suis pas rancunière et la plupart du temps je ne romps pas si par ailleurs cela m'intéresse. Sinon je l’évite. Mais même si en apparence je passe à autre chose et ne me venge pas, quand on m'a fait du mal, je ne peux jamais l’oublier au fond de mon cœur. Même si je le voulais. Et de temps en temps je me souviens : il a fait ça ou il a dit ceci . Et, quand je veux me faire une opinion sur lui, je me le rappelle. Je suis ainsi.

Pas jalouse du passé” Je ne me souviens plus de ce que je voulais dire avec ceci. J’étais jalouse du passé de Simon. Je ne suis pas du tout jalouse de Sandou. Je ne comprends pas ce que j’avais voulu dire. C'est donc mieux d’écrire ce qu'on pense et sent quand cela arrive clairement et pas seulement en style télégraphique.

30 septembre 1958

Je suis arrivée à la conclusion qu'Anca a raison : une fille d’origine juive, même si elle est protestante, ne peut pas se marier avec un garçon chrétien. La différence est trop grande. Même si Sandou ne hait pas les juifs, il est indifférent à leur sort, au mieux. Je ne peux pas être indifférente, même si je le suis d'habitude. C'est mon sang quand même. Mais ce n'est pas à cause du sang, plutôt l’éducation. Tout ce qui nous est arrivé, l’environnement, les habitudes et les parents, etc. c’est cela qui compte. Sandou l'a bien senti.

Aujourd'hui c’est comme si une barrière s’était levée entre nous : je suis devenue une statue de marbre d’un coup. S'en est-il aperçu ? A-t-il préféré l’ignorer ?

Mais le mari de Marthe ? Il n’est pas juif non plus, mais ‘Goj’, pourtant... (1)

Il faut force et volonté pour se décider à un pas si important. Mais mieux un... Il est possible que ce sentiment de différence n’effacerait pas ce qui est déjà entre nous. Pourtant il m’a dit seulement la vérité et ce n'est pas sa faute s'il pense ainsi. Mais ce n’est pas ma faute non plus. Je crois que c'est la fin entre nous. On verra...

(1) et aujourd'hui, plus que quarente années plus tard, eux, ils sont toujours ensemble