Translate

Croire ou pas croire

10 janvier 1954

L’année nouvelle est arrivée. Que va-t-elle m’apporter? Souhaitons qu’elle se passe aussi bien que ses trois premiers jours. J’étais au “ Chalet Alpin ” à Busteni[1] dans les Carpates, et je me suis sentie très bien. Au moins, jusqu’à ce qu’Irina et les autres réussissent à abîmer ma joie en revenant : je n’avais même plus envie d’étudier après tout ça. Heureusement l’école d’Antibiotique est terminée et je ne dois plus être avec eux. Combien je me suis développée, changée cette dernière année ! hélas, pas seulement en bien, aussi en mal. Je ne veux pas croire ce qu’ils disent de Staline ! Mais pourquoi l’affirment‑ils ? Et puis, cette affaire Beria.

Paul Spitzer, mon collègue juif de l’école Antibiotique, m’a dit hier qu’il se disait idéaliste et croyant sans l’être. D’après lui, les idéalistes sont la catégorie le plus bête, des fous. Mais je le suis et j’ai l’impression que je le demeurerai jusqu’à la fin de ma vie.

Les autres ne le savent pas, mais j’ai peur de moi-même. Ma croyance dans le Parti est ébranlée et je ne suis plus sûre, même de moi‑même. Hier, sur la route vers la maison, papa m’a raconté comment il s’était imaginé mon avenir et j’ai regretté que ça ne se soit pas passé comme il l’avait voulu : j’aurais étudié dans une université renommée allemande ou anglaise. Bien sûr, ensuite je serais revenue. Je suis épouvantée.

Que m’arrivera-t-il ? Je ne veux pas laisser tomber cette croyance aussi.

Chacun doit avoir un but dans la vie, quelque chose en quoi il croit. Certains (beaucoup ?) croient en Dieu, moi, je crois au Communisme. Mon père aussi, mais “n’aime pas la méthode utilisée pour s’en approcher”. Et moi ?

Je ne suis pas une nature à accepter la théorie de Paul ni ses variantes (tirer parti de ce qu’on peut). Pourtant, avec le temps, c’est celle qui s’avère la plus juste. Toujours, ce sont eux les plus heureux dans la vie. Déjà dans “ L’histoire de la littérature ” Upton Sinkler Sinkler disait la même chose que Paul sur les rêveurs. Mais les idéalistes lutteurs, ceux qui croient à la révolution et agissent tant qu’ils peuvent, sont grands et plus admirables que les matérialistes, les opportunistes.


J’aime Heine à cause de ceci, il est devenu maintenant mon préféré. Je recommence à le lire. Que c’est beau ! Tant de tendresse et de révolte se mariant si bien dans ses vers.


Je viens de découvrir ce poème de Johannes Becher, il m’a fait beaucoup réfléchir :


Moi aussi j’ai cru



La paraffine de la bougie d’arbre de Noël a coulé
Et taché de rouge mon nouveau costume,
Dans mon sommeil, un ange volait sur mon lit,
Et il a ôté les taches de mon veston.
Son aile luisait comme du feu
J’ai cru en eux.


J’ai cru qu’il y avait des nains et des géants,
De la pierre noire et la fée Carabosse,
Je ne me souviens même plus, il y en avait tant
J’ai cru en tous, et aussi qu'avec le vent soufflant
Dans la nuit profonde
Les morts se réveillaient du cimetière.


Ma mère me les racontait, sur le coin du divan,
Oh, comme j’ai admiré ses contes !
Elle me pelait des pommes fraîches,
La pomme rafraîchit et donne puissance,
Ensuite, emporté par tous ces récits
Obéissant je m’endormais rapidement


J’ai cru aussi mon enseignant
Louant mon pays allemand,
et l’empereur qui avec courage s’est lancé
Et conquit la France jusqu’à Paris,
je retournais à la maison et déjà,
Je jouais à la guerre avec mes soldats


Mon père me promenait dans la forêt,
Dans la belle, haute forêt de sapins,
En haut le soleil brillait, nous main dans la main
Et il disait : mon fils, bientôt arrivera ton temps
Mais ne mens jamais,
Menteur ne peut pas être le soldat allemand !


Je l’ai cru, et oh, en quoi n’ai-je pas cru?
Mais déjà je commençais à me demander,
Quelle croyance est vraie, laquelle ne l'est pas ?
On se perd entre tant de croyances !
L’un croit ceci, l’autre l’inverse,
Qu’est ce que c’est, on fait ça pêle-mêle?


Et je demandais : qu'est la foi ?
Vérité ou l’outil de tricher ?
Ou le chapeau invisible, qu’on voit
De croyance là, où le mensonge se cache ?
Qui ne croit pas et ne trouve
Chemin à suivre dans cette confusion?


Je croyais encore. Parfois ceci, parfois d’autre,
Ce que je trouvais justement le mieux,
Je voyais, croire c’est chose commode
Et, quand j’étais écœuré du monde,
Je croyais, et ceci m’aidait beaucoup,
Que ça sera mieux dans une autre étoile


Il m’est arrivé de perdre ma foi,
Mais il se trouvait une autre à sa place.
J’ai vu, le croyant peut tout faire avec courage,
De mensonge jusqu’à tromperie sans honte,
Même devenu captif du mensonge
Ne croyant plus en rien, je le faisais avec foi.


C’est ainsi qu’est arrivée la guerre,
Comme enfant je l’ai jouée gaiement,
Je me cachais dans les trous, mais là,
On m’a presque enterré vivant; j’ai sauté en haut,
Et suis retombé à bout de souffle, Je croyais,
Ne croyais plus, et croyais de nouveau!


Les obus, tombant de partout,
Déchirant le pied des montagnes,
Nous pourchassant jusqu’aux abris,
Ont illuminé l’obscurité de me croyance,
J’ai commencé à Savoir, et comme un tourbillon,
à lutter sauvagement avec la foi.


Vous tous, qui croyiez! N’importe où et en quoi,
La croyance vous ronge l’os
Et l’aveugle se bat avec l’aveugle,
Le sourd vient aux mains avec le sourd
Là, où une croyance lutte avec une autre.
Quand j’ai perdu la lutte de la foi, du Savoir,
S’est étendu un sol nouveau sous moi,


Je sais dorénavant,, quand votre faim
Devient trop grande, on vous sert une foi
Vous tous, qui croyiez, fuyez
La croyance qui s’attaque aux croyants!
Ne croyez pas aux miracles, regardez-en haut,
Et levez-vous, croyants de vos genoux!


Je l'adore ! Mais je ne le comprends pas tout à fait. Où finit la croyance et où commence le savoir ? et inversement ? Où est la différence ? C'est vrai, croire rend plus fort, mais rend aussi plus bête.


Becher suggère de ne pas croire, mais de savoir. C'est vrai, le savoir est plus sûr que la croyance, mais on peut rarement mettre la main dessus. La plupart du temps le savoir aussi est reçu de quelqu’un d'autre. On ne peut pas tout expérimenter, tout vivre. On doit reprendre certaines choses transmises par d'autres. On ne peut pas recommencer toutes les recherches physiques, ni refaire toutes les expériences. Il faut quand même croire. Oui, le problème de la croyance est très compliqué.

Aucun commentaire: