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Le monde n'est pas ce qu'il devrait être

11 juin 1953

Je sors du film “Printemps à Moscou”, il m’a donné pas mal à penser. C’est difficile dans la vie de trouver son compagnon. Quand j’aimerai un garçon, sera-t-il tout à fait comme il faut pour moi ? Sûrement pas. Et si j’ai énormément de chance, même alors, ce sera seulement dans les choses les plus importantes qu’il sera comme il me faudra. (Maman vient pour me dire de faire les lits. Mes pensées vont se perdre ! Bon, j’y vais. Fini.)

Une femme, une fille, doit être belle, s’habiller agréablement. Il faudra faire plus de gym, de sport, m’occuper davantage de mon apparence, mes cheveux. Les gens aiment en général celle qui est énergique, obstinée, effrontée, pleine de vie, explosant. Je suis trop tranquille, trop sérieuse.

Ce film m’a montré que si tu aimes quelqu’un, tu ne le lui dis pas pendant longtemps, même s’il t’aime lui aussi : laisse-le se torturer un peu, vous serez plus heureux ensemble ensuite. Il faudra faire ainsi. Quand ? Et puis, même si quelqu’un ne te plaît pas mais avoue t’aimer, laisse-le parler, de loin. Ceci, je ne le faisais pas.

Je dois être moi aussi plus gentille avec les garçons. Je dois l’apprendre absolument. J’ai déjà commencé à le réaliser un peu, même si c’est lentement et difficilement. Je dois aussi aider plus à la maison, me soigner mieux, etc. Avec le temps on peut réaliser beaucoup de choses importantes. Je dois m’habituer à dire quelques mots gentils, montrant que je m’intéresse à l’autre, ceci ne coûte pas beaucoup. Pas facile, pour moi. Pourtant, il le faut !

C’est intéressant, souvent il nous manque quelque chose, au moins à moi, jusqu’à ce que nous l’ayons obtenu, ensuite même cela nous dérange. Par exemple, combien j’ai désiré avoir des amies à Bucarest. J’en ai, et si je le voulais, je pourrais en avoir davantage. Et voilà, elles me “ pèsent ” souvent. Je sens que c’est mieux d’être seule, non, pas tout à fait seul, mais avec un livre.

C’est quand même merveilleux d’avoir des amies. Et plutôt trop que pas du tout. Je ne les estime pas assez. Je n’ai pas assez de tact. Chacune d’elles est spéciale, j’oublie trop vite et je les contrarie. Toutes ne me le disent pas aussitôt, comme Alina, quand je les ai heurtées. Pour la plupart, il faut se rapprocher avec plus de tact de Vera ou Tina. Mais cette dernière, est-ce une amie ?

Je voudrais tellement pouvoir participer au Festival International de la Jeunesse !

Je crains que je n’en aie ni l’occasion, ni le temps. Alina a été nommé déléguée, l’a-t-elle mérité? En plus, elle va entrer au le parti communiste ! Elle ! Alina est débrouillarde, habile.

Si on me laissait entrer au Parti, l’accepterais-je ? Je suis assez mûre. Non, ce n’est pas sûr. Mais Vera et Alina disent qu’il sera bien d’en avoir beaucoup comme moi. Parce que les autres, trop hélas, non seulement ne correspondent pas à l’idéal communiste, mais ne sont même pas communistes en leur âme, leur cœur. Hélas, il y en a beaucoup qui affirment une chose tout en faisant une autre.

Le monde n’est pas comme il devait être, le sera-t-il jamais ?

Il est possible que dans le communisme tous vivent bien, on aura alors sûrement assez à manger et de meilleurs vêtements, un meilleur logement. Mais le faire - semblant, les mensonges, les intrigues, la mauvaise volonté, le carriérisme, vont-ils disparaître ?

Si quelqu’un est critiqué par un personnage haut placé, jusqu’à quand la plupart de ceux qui l’entourent vont-ils le blâmer, le réprimander eux aussi ? Jusqu’à quand durera la servilité, l’amour de l’argent, la corruption ? Du sang des roumains, va-t-il sortir l’habitude de demander du bakchich et d’être rusés ? Du sang des hongrois, va-t-il sortir l’égoïsme et le chauvinisme ? Aurons-nous jamais un monde comme se l’imagine une idéaliste ?

Je sais, je suis un peu trop utopiste, beaucoup me disent que je n’ai pas les pieds sur terre, mais je crois encore, envers et contre tout. Mais ce film soviétique Le printemps à Moscou m’a fort perturbée. De tels problèmes existent là-bas aussi ? Pas seulement chez nous ?

C’est vrai, les hommes ne sont que des hommes partout, même si un peu meilleurs d’une certaine façon (je l’espère encore). Si j’imagine qu’un homme honnête, (comme le père de l’héroïne du film) peut être accusé, interné presque toute sa vie à cause des médisants (et de ses idéaux), qu’il peut être tellement malheureux, et que d’un autre côté les êtres rusés, méchants, menteurs vivant en faisant du mal aux autres et en profitant, peuvent avoir la chance et ne pas être démasqués, alors...

Mais je ne le crois pas ! Je crois que le bon vaincra et le mauvais sera vaincu. Je crois que la fin sera bonne à chaque fois. J’ai l’âme d’un enfant. Qu’y faire ? Je suis ainsi.
Ajouté après la révolution hongroise en marge du texte :
Je ne crois plus, hélas que tout finit bien, que les bons gagnent toujours.

Un ami, des garçons me manquent, peut-être aussi quelqu’un qui me fera la cour. Mais quand j’en aurai un, réussirai-je à l’apprécier assez ?

Pourquoi voudrais-je voir tout en rose ? Pourquoi ne suis-je pas plus pessimiste ? plus réaliste par exemple comme Alina ? Je crois que j’aurai encore beaucoup de problèmes à cause de cela et je serai souvent malheureuse en ce monde.

Trouverai-je quelqu’un de calme comme moi, au moins à moitié aussi idéaliste, quelqu’un qui me comprenne, qui m’aime, que je comprenne ?

Que sera, sera ” comme dit la rengaine en italienne.

Je n’ai pas encore de but précis, je ne sais pas que devenir et comment. Pourtant, c’est le moment. J’ai dix-huit ans ! Je ne peux plus laisser la vie me mener au fil de l’eau, suivre le courant.

J’irai sûrement à Iasi, je le dois à Staline, je lui ai promis. Mais la chimie est-elle vraiment ma voie ? Je préfère la philosophie et la littérature. Marx a raison : en tout, en tous, une lutte des contraires a lieu. J’ai beaucoup de ‘moi’, de facettes différentes qui luttent en moi. L’un d’eux vaincra, à un moment donné, mais est-ce celui qui le devrait ?

La vie est beaucoup plus compliquée que je ne le croyais, comme beaucoup le voient. L’homme a un cerveau pour réfléchir et devrait l’utiliser, mais il ne se fatigue pas trop. Le plus souvent il avale ce que les autres lui donnent tout mâché. Je réfléchis, mais pas assez.

Je me suis découvert un bon aspect : je réussis à retirer l’essentiel de ce que je vois, de ce que je lis, sens, et je sais le ressortir, le résumer, l’expliquer ensuite. C’est déjà quelque chose. Mais je devrais avoir davantage de confiance en moi, alors d’autres m’estimeront mieux aussi. Au moins, me remarqueront. J’ai assez réfléchi. Oh, que je suis troublée...

Je finis, mon père est rentré et bientôt il entrera dans ma chambre. Qu’il ne voie pas ce que j’écris. Au revoir.

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