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Mon horizon s'est élargi

18 avril 53

Déjà, je n’ai pas tenu ce que j’avais décidé, d’écrire chaque jour. C’est vrai, hier rien de spécial ne s’est passé et j’étais fort occupée.

Le matin je n’avais pas encore de quoi écrire et après l’école, Tina, Radu et Sylvie sont venues chez moi. Puis Alina. Ensuite ma mère est revenue malade de son travail. À six heures d’après-midi, je suis allée avec Tina à l’université pour un séminaire de trigonométrie. En revenant, je n’ai plus pensé au journal et j’ai essayé d’apprendre un peu de Russe, une belle chanson sur Staline...

Je me suis mise depuis peu à lire beaucoup de livres à la fois; la 11ème, 12ème, 9ème œuvre de Staline, “ L’art et la réalité esthétique ” de Cernesevsky, “ Sur la littérature ” de Lénine, “ L’histoire des Arts ” de Van der Loor, “ Le Russe ” de Popova et en plus, bien sûr, mes livres de microbiologie, trigonométrie, chimie physique, etc. C’est bien de varier un peu ce qu’on étudie et ce qu’on lit.

Maintenant par exemple, je n’ai plus grande envie de continuer à écrire, je voudrais plutôt réaliser trois caricatures d’après les idées que nous avons eues sur nos trois professeurs de Microbiologie et nous les avons imaginés : l’un enfermé dans une boite de Pétri, l’autre faisant une publication académique sur ses dernières découvertes et le troisième effrayé, des formules de math et des graphiques tournant autour de sa tête.

Vera me manque depuis quelques jours et Marthe aussi. C’est bien, même si nous sommes loin l’une de l’autre d’avoir d’anciennes amies et quand on se rencontre on se retrouve. Ni moi, ni elles, ne sommes plus comme nous étions, il y a quatre ans, quand j’ai dû quitter Cluj, mais d’une certaine façon nous avons changé dans les mêmes directions, enfin, presque. J’espère qu’il en sera ainsi encore longtemps. C’est un sentiment très agréable.

Alina a déjà d’autres idéaux et d’autres buts que moi ; si un jour on devait se séparer, que se passerait-il alors ? J’espère que nous ne deviendrons jamais des ennemies parce que je l’aime beaucoup. Pourquoi ? Je n’arrive pas à l’exprimer. Je sais qu’elle m’aime aussi[1].

J’aime Édith, mais je ne suis pas assez attentive envers elle : combien de fois ai-je décidé de lui acheter des crayons de couleur et je ne l’ai pas encore fait. Je l’admire, à seize ans à peine, elle a beaucoup de qualités que je n’ai pas; j’ai surtout beaucoup de peine pour elle. Elle est dans une situation difficile.Nous nous entendons très bien parce qu’en général nous avons les mêmes opinions (issues du même milieu, nous aimons aussi les mêmes poèmes et textes.) C’est pourquoi je suis allée chez elle le jour où j’ai appris le mort de Staline. C’était un horrible coup et mes collègues l’ont pris en haussant les épaules; c’est seulement l’événement en soi qui les a intéressés. Je n’ai pu rester avec eux.

Hélas, je dois partir maintenant pour l’Université, nous avons des expériences à faire au laboratoire de physique. Au revoir, mon journal, à ce soir ou à demain.



Julie ne mentionne pas les horribles difficultés d’Edith. Depuis plusieurs semaines sa mère et son beau-père ont été arrêtés, se trouvant dans les caves de la Sécurité politique, comme ce fut le cas pour le père de Julie : cela les a aussi fort rapprochées.



20 avril, 53

Hier après-midi, j’ai participé à une conférence fort intéressante à laquelle ont participé un étudiant coréen, un chinois, un iranien et une belle jeune fille turque. Nous avons voyagé à travers plusieurs pays et le conférencier, un garçon de 17 ans parlant très bien de chaque pays : Japon, Corée, Chine, Vietnam. Puis il a parlé de l’Inde et de l’Iran qui était autrefois la Perse, ils avaient un poète nommé Firduzi. Dommage que la conférence fût mal organisée et que le tourne-disque se soit abîmé, on devait écouter les chants de divers peuples. En Turquie, le parti communiste est illégal.

Je me suis souvenue à cette occasion du merveilleux poème de Nazim Hikmet.

Non, docteur, ne cherche pas, mon cœur n’est pas ici
Il vole au-dessus la rivière jaune chantant le combat
Avec les soldats chinois luttant pour leur liberté
Armes en main, ils marchent

Non, docteur, ne cherche pas, mon cœur n’est pas ici
C’est en Grèce regardant la lumière sanglante de la lune
Où l’on veut tuer toute la jeunesse
Il lutte héroïquement pour la liberté.

L’une après l’autre, nous aurons des conférences sur la Grèce, la Yougoslavie, la Hongrie, la Roumanie, l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Amérique et l’URSS.



22 avril

Je devrais avoir honte de n’avoir pas écrit hier, mais Alina a dormi chez moi, puis ma pauvre maman est devenue très malade, elle avait un furoncle qu’il fallait opérer. J’espère que maman n’en aura pas de nouveau un, encore plus gros. Je la plains énormément, depuis un certain temps les malheurs la frappent les uns après les autres.

Ce soir, j’étais à l’université pour un cours de trigonométrie, hier pour un séminaire de chimie, mais je n’arrive plus à trouver le temps d’étudier pour l’université, il y a un tas à apprendre pour l’école des Antibiotiques aussi. J’ai acheté enfin les crayons de couleur pour Édith, mais je n’ai pas encore pu les lui offrir : nous ne nous sommes pas encore rencontrées.

Demain, nous avons à l’école d'Antibiotiques un “jour modèle” en l’honneur du 1er Mai. J’espère qu’il sera réussi, cela dépend surtout s’ils étudient cet après-midi.

L’homme change beaucoup. Moi aussi, depuis une année, surtout depuis que j’ai fini le lycée technique de chimie, j’ai beaucoup changé. Extérieurement bien sûr, mais surtout intérieurement.

J’ai lu (et vu aussi) une pièce dans laquelle les élèves d’URSS ayant terminé leurs études en 1949 se rencontraient un an plus tard et se racontaient ce qu’ils avaient appris dans “ la vie ”, avec quelle sorte de gens ils se sont rencontrés, ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils ont compris. Quelle grande différence avec ce que nous avons découvert, hélas ! Mais je crois que là-bas la situation est différente, l’atmosphère meilleure et puis, l’écrivain a dû aussi l’idéaliser. Cette année m’a aidée. La fabrique aussi, puis Alina et certains collègues de l’école d’Antibiotiques. Je voyais tout trop unilatéralement. Mon horizon s’est élargi. Je réussis à mieux comprendre les gens.

Avant, j’essayais changer les autres, les pionniers, mes camarades de classe, tant au cours des réunions qu’en privé, etc. mais sans y réfléchir plus sérieusement. Puis, il y eut un temps où je me disais déjà, et c’est encore valable partiellement, que je n’arriverai pas à changer qui que ce soit d’un iota, que ce n’est pas possible, ou au moins que je ne sais pas comment le faire. Je m’y suis résignée. Maintenant, je me rends compte que les gens changent. Et pas un peu.

On peut influencer leurs pensées et leurs comportements. Pour cela, il faut plusieurs choses : d’abord, les connaître bien ; puis bien choisir le moyen qui peut influencer chacun ; et ce qui est le plus important, qu’on donne de l’importance à ce que tu dis, te respecte, t’aime. Si par exemple Alina me raconte ses problèmes et que je lui donne mon opinion, ou quand je dis en général mon avis sur quelque chose, cela peut provoquer une réflexion. Mais pour des problèmes sérieux, je n’ai pas réussi à influencer quiconque volontairement ; sans le vouloir, oui, Alina, Vera et même Tina.

[1] 55 ans plus tard, notre amitié tient toujours

1 commentaire:

Anonyme a dit…

contente de voir que votre amitié dure toujours ;-)

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