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Souvenir: La première cuite

Un mois à dû se passer après cette fin d’année.

Á la sortie de l’école, il faisait déjà nuit, une nuit sombre, sans étoiles. Comment s’évader de tout ça? Comment noyer son chagrin?

Les autres camarades sont restés, la réunion de l’union continue. Et moi, se dit Julie, je suis exclue. Ils m’ont retiré ma carte, ma carte de membre que je portais depuis une année au coeur.

Julie se rappela la réunion au Centre d’Arrondissement de UTM, la réunion des Conducteurs de Pionniers dont elle faisait encore partie il y a trois jours. Elle était allée à cette réunion, sans se douter un instant qu’on l’obligerait à faire l’autocritique, à déclarer et reconnaître, malgré elle, qu’elle avait mal travaillé avec les enfants, et même suggérer qu’elle l’avait fait intentionnellement, avec malveillance. Que tous les autres voteraient contre elle et qu’avant de sortir, ils lui prendraient sa carte de membre qu’elle avait toujours tenue sur les seins dans un petit sac spécialement confectionné par elle-même. C’était tellement injuste !

Julie commença à pleurer, mais les larmes coulaient davantage à l’intérieur.

Noyer son chagrin !

On disait que boire peut aider, elle avait lu cela dans les livres. Elle passa devant un bar du coin, près de sa maison, c’est la première fois qu’elle le voyait vraiment.

Soudain, Julie se décida, elle entra et demanda une bière.

— Quelle bière ? dit le serveur.

— N’importe, l’habituelle.

— Une chope ?

— Bien.

Julie ne comprenait pas ce que cela voulait dire, mais qu’importe. Elle n’avait jamais bu de bière auparavant et seulement deux fois dans sa vie des petits verres de vin, acide, non, elle n’aimait sûrement pas ça.

Julie n’avait pas encore seize ans, mais personne ne demanda son âge. Blottie dans un coin du bar, la frêle et mince fille brune, regarda avec étonnement l’énorme chope de bière qu’on lui avait servie. D’accord, alors enivrons-nous.

Au fur et à mesure des gorgées de ce liquide un peu amer mais buvable, cela descendait de plus en plus difficilement. Le sommeil l’écrasait et le brouillard dû à la chaleur et à la fumée de bar lui semblait de plus en plus dense, impénétrable, le chagrin lui pesait davantage.

Rien n’était oublié. Au contraire, tout paraissait plus sombre.

Julie ne termina pas sa chope; un gros camionneur, avec un visage tout rouge l’interpella et elle s’enfuit, regardant derrière, si quelqu’un la suivait. Elle pressa le pas. Non. Personne derrière elle. Heureusement, elle n’en avait pas pour longtemps à arriver. Monter des marches, geste d'habitude facile, paraissait une corvée interminable. Elle arriva au sixième toute essoufflée.

Elle avait la nausée et le cœur aussi lourd qu’avant.

À quoi sert-il à boire ? Elle ne se sentait soulagée en rien, juste très très fatiguée. Ce chagrin devenait encore plus menaçant, plus pesant, sa tête tournait. C’était la dernière fois, l’unique fois, qu’elle avait essayé de noyer son chagrin en buvant.

Heureux encore que sa mère ne soit pas déjà revenue du travail. Ce matin, sa mère lui avait annoncé qu’elle irait s’inscrire à l’école, essayer de passer son bac, terminer ses études interrompues (par la décision de son père) à seize ans. Peut-être à cause de cela, elle n’avait pas songé à demander à sa fille d’arrêter ses études et de travailler pour qu’elles gagnent un peu plus.

Jamais plus, Julie ne passa devant le Ministère de l’Intérieur et de peur du spectre des ballons rougis de sang, flottant devant ses yeux épouvantés, elle ne passait pas cet hiver-là à travers la Place de la République, non plus.

Huit mois plus tard, son père est revenu, maigri, affaibli. Il raconta qu’effectivement, les deux premiers mois, ils étaient tous là, sous le bâtiment du Ministère de l’Intérieur.

Plus tard, beaucoup plus tard seulement, il raconta les interrogatoires sans fin, les pleurs des enfants entendus pendant les nuits, le prisonnier de sa cellule, brûlé au bras et à l’épaule, encore et de nouveau sur le même endroit, pour lui faire avouer où il avait caché les bijoux de sa boutique.

— Et toi ?

— On ne m’a jamais touché.

— Comment ?

— J’ai réussi à redire chaque fois ma vie de la même façon. J’ai appris à répéter sans changer un mot, de la même façon. Sans me contredire, sans mentir.

Beaucoup plus tard, il ajouta aussi : “ Et sans tout dire non plus, dire seulement ce que j’avais décidé, je ne leur avais pas dit certaines choses, pourtant j’avais si peur qu’ils les découvrent... ” Il n’en parlait pas souvent, pourtant il n’a jamais oublié.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Il t'a fallu beaucoup de courage, pour affronter tout cela, Julie

Sophos