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Mon deuxième journal

4 mars 1948

Pendant que je commence à écrire ce journal, mon regard tombe sur mes livres, et, parmi eux, le Journal de Marie Bashkirtseff, j’aurais très envie d’être aussi connue que Marie. Elle l’a commencé à 12 ans[1], j’aurai bientôt 14. Finalement, quelqu’un plus âgé de deux ans sait mieux écrire un journal, n’est-ce pas ? Devais-je commencer, comme elle, avec l’histoire de ma vie ? Non ! C’est trop simple et cela paraîtra étrange peut-être seulement après 100 ou 50 ans.

Que’est-il arrivé jusqu’à maintenant ?

Je m’appelle Julie Kertész et je suis née à Kolozsvár (Transylvanie).

Nous sommes partis à Bucarest quand j’étais encore bébé, et là-bas je fréquentais une crèche allemande. Ma langue maternelle est le hongrois mais entre 1934 et 1940 j’ai appris aussi à bien parler le roumain. Ainsi vers cinq ans je savais trois langues: allemand, hongrois et roumain. En 1940 nous sommes venus chez grand-mère pour l’été, comme d’habitude, et nous sommes restés à Kolozsvár (redevenue partie de la Hongrie, pas de la Roumanie comme Cluj l’était depuis 1920). Pour mes quatre premières classes je suis allée à l’École Communale, 8 rue Gyulai. J’ai rapidement oublié les langues roumaine et allemande et notre institutrice fasciste me dressait à devenir une fille nationaliste capitaliste. Même ma mère ne réussissait pas à la contrebalancer alors.

1944. L’horreur m’envahit en écrivant 44, Quatre est le chiffre que je haïs le plus. J’ai d’avance pitié pour ceux qui vivront en 4444 ! Pourtant, ce n’était pas la pire année pour tous. Ni pour ceux ayant déjà survécus à deux guerres mondiales, ni tous ceux, qui n’ont pas survécu ! 1944. L’année la plus affreuse de ma vie. (J’espère, je n’en aurai plus ainsi dans le futur.) Cette année-là, l’enfant s’est endormie en moi et s’est réveillée l’adulte, disons… adolescente.

‘Les soucis de la vie’ m’ont attrapée à l’instant où réveillée à sept heures du matin maman m’a dit que dans une heure nous partons avec le train à Budapest, rejoindre papa. Alors le chagrin sanglota en moi. Pourtant, aller à Pest c’était bien !

Mais comme si j’avais senti que nous n’y allions pas nous distraire, mais parce que la veille les troupes allemandes étaient entrées en Hongrie. Comme si j’avais senti que je ne reverrais pas pendant longtemps Kolozsvár, ma petite bonne ville chérie et aimée ! Comme si je m’étais doutée que je ne reverrais jamais plus Magdie… ma cousine, amie et camarade de classe et de banc, que j’ai commencé apprécier vraiment quand il était trop tard.

Je ne le savais pas encore.

Je ne savais pas non plus ce qui se passait dans le monde. Ni ce qui était en train de se passer pendant que nous fréquentions l’école communale et jouions tranquillement à la poupée avec Magdie. Je ne savais pas qu’on torturait des gens en Russie et dans d’autres pays.

Je ne savais pas que mes grands-parents, ma tante et Magdie à qui je n’ai même pas pu dire au revoir dans un an n’existeraient plus. Dans un an, les Allemands les auraient transformés en savon[2].

Je ne savais pas encore ce qui m’arriverait à moi et aux autres, et je n’avais même pas entendu encore le mot ‘communiste’ (mais notre institutrice nous racontait des horreurs auxquels les ‘affreux rouges’ soumettaient les prisonniers. Alors, je ne savais encore rien… ni de personne. Depuis, je sais.

Depuis j’ai compris pourquoi il nous fallait aller à Budapest avec des faux papiers[3], ensuite à Obecse près de la rivière Tisza. Nous sommes retournés à Budapest à l’automne 1944 mais encore avant la venue au pouvoir de Szàlasi, (chef des SS hongrois nommés Croix Fléchés) et c’est à Buda que nous avons, heureusement, survécu au long siège de la capitale hongroise.

Aujourd’hui, nous sommes le 4 mars 1948.

Depuis la guerre, beaucoup de choses se sont transformées autour de moi et aussi en moi. Je ne permettrai plus que l’on nous raconte déformée la vraie politique, je ne laisserai plus sans les éclairer ceux qui m’entourent, ni la génération future. Suis-je communiste ? Je ne crois pas que ce mot m’aille tout à fait, mais de toute façon je suis démocrate ! Ni moi, ni les autres, du moins mes camarades bien pensants, n’allons permettre qu’une nouvelle guerre éclate, et que de nouveau arrive ce qui était arrivé ! Nous allons construire un pays et un monde démocratique !!!

Mais je n’arrive pas à aimer la Roumanie autant que la Hongrie, et en secret de mon cœur, je voudrais que la Transylvanie fasse toujours partie de la Hongrie et que Cluj redevienne Kolozsvár… Mais on ne peut pas changer le cours de l’histoire.

En commençant ce journal, j’ai décidé de « jeter de la poudre aux yeux » à quelqu’un et d’y mettre plein de « LUI » tout comme Marie Bashkiertseff dans le sien. « Lui » doit être bien sûr ce qui est le plus important pour moi, mon but. Je suis en 4e et cette année mon plus cher désir est de passer avec succès et bons résultats mon petit baccalauréat.

Je ne suis pas encore amoureuse (comme elle était en 1878), donc mon « Lui» sera l’examen d’entrée au lycée. En feuilletant ce cahier on croira que je suis amoureuse, tant pis, qu’on crève d’envie ! Celle[4] qui lirait mon journal en détail sans ma permission penserait « cette Julie fière, menteuse et croyant trop en elle-même », mais c’est elle qui sera pire, puisqu’on peut tout dire sur une personne lisant en cachette les notes intimes d’une autre.

C’était seulement la préface. Qu’il commence donc tout en trompant les autres, cependant en écrivant toujours la vérité ; mon beau, talentueux, intéressant et entraînant JOURNAL.
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[1] D’après les dernières recherches, elle a commencé en fait à 16 ans

[2] D’après les journaux de l’époque, j’y croyais.

[3] Étant d’origine juive, même baptisés notre vie était en péril.

[4] Je soupçonnais ma mère de lire mon journal en cachette.

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